Tout est
politique
par Alexandre
Piquard - publié le 19/04/02 - Réagir
à cet article sur le forum
Les électeurs s'en foutent ! C'est ce que tous déplorent
à la veille du premier tour. Mais que veulent ceux qui appellent au civisme
pour sauver l'élection ? Citoyens, on vous regarde...
La France s'ennuie. A la veille du premier tour de l'élection
reine, tous répètent ce message. De cette apathie démocratique sans précédent,
tous dressent le terrible constat : 30 % des électeurs ne sont pas certains
d'aller voter et 46 % ne se disent pas sûrs de leur choix selon un sondage
CSA-Le Parisien. Mieux, 60% disent que la campagne ne leur donne pas envie
de voter, selon un sondage Sofres pour le CIDEM, association Civisme et
démocratie. "La bof présidentielle", "La grande hésitation" "La présidentielle,
valeur en baisse" ou "Pourquoi ce scrutin ennuie les Français" sont donc
quelques-uns des réjouissants titres lus dans les quotidiens du jour.
Tenter d'arracher une confidence en forme de pronostic à un directeur
d'institut de sondage est aussi une expérience surprenante. Tous avouent
qu'ils n'en ont aucune idée, alors qu'ils savouraient la certitude des
happy few un mois à l'avance lors des élections précédentes. C'était le
bon temps.
Staliniens, vichystes et anarchistes !
Le désastre politique en cours serait une exception française de plus.
Le politologue Olivier Duhamel analyse ainsi doctement ce qu'il appelle
"l'implosion présidentielle", dans une chronique parue dans le Monde d'hier.
Le scrutin-clef de voûte de notre système serait en train de se dévoyer
et de se transformer en une double élection absurde, "l'ultramajoritaire"
du second tour étant précédée d'une "ultra proportionnelle d'un genre
nouveau" : le premier tour serait devenu "une élection sans élus. Si l'on
vote, c'est juste pour dire.", déplore l'éditorialiste. La faute de cette
dérive serait à trouver dans le nombre pléthorique et ridicule de candidats
: "Un trotskyste ça va, trois, bonjour les dégâts. L'argument vaut pour
les faux écolos ou l'extrême droite mégreto-groupusculaire", reproche
encore Olivier Duhamel. On sent poindre l'agacement face au comportement
de l'électeur français. Ce dernier doit bien être un animal politique
étrange, qu'il s'attire les railleries de la plupart de ses voisins. Le
quotidien américain International Herald Tribune désespère ainsi de "la
volonté des électeurs de pencher pour des anachronismes qui ramèneraient
la France à des solutions staliniennes ou vichystes, qu'elle a rejetées
par le passé." Pour expliquer l'inexplicable, le quotidien allemand Süddeutsche
Zeitung avance une hypothèse : "Dans leurs penchants anarchistes, les
Français veulent montrer à leurs dirigeants combien leur pouvoir est limité
et votent donc pour des candidats par lesquels ils ne voudraient jamais
être gouvernés." On sent bien sûr une pointe d'ironie et de paternalisme
sous la plume de l'éditorialiste bavarois.
Au secours, une divine surprise !
Mais que les Français ne seraient-ils prêts à faire pour ne pas mourir
d'ennui ? Ces facétieux électeurs, dont on dit maintenant qu'il jouent
à manipuler les sondeurs, voteraient même pour l'innommable : Jean-Marie
Le Pen. Le vieux para de la droite extrême se délecte ces derniers temps
des scores faramineux que lui prêtent les sondages (jusqu'à 14%, contre
seulement 11% en 1995, pour 15 % au premier tour). Il évoque avec malice
l'idée de créer une éventuelle "divine surprise" en parvenant au second
tour. Cela n'arrivera pas. Mais c'est assez pour que Jospin et Chirac
entament un ballet indigné, chacun rejetant sur l'autre la responsabilité
du réveil de la bête immonde. La désaffection des électeurs, l'affaissement
de la démocratie, la mauvaise image de la classe politique, c'est pas
moi, m'sieur !
Surtout ne rien perdre
Pourquoi toutes ces leçons de civisme ? Que veulent ceux qui supplient
depuis quelques jours les électeurs immatures de "voter utile" ? "J'ai
besoin de vous" a écrit Jospin ce matin, dans une lettre aux Français
envoyée par e-mail. On le comprend. Lui et son rival sentent que le mauvais
coup et se savent déjà condamnés à des scores de lèse-majesté au premier
tour. "Si le président finalement élu fait moins de 20 % au premier tour,
ça pose quand même un gros problème de légitimité.", nous rappelle Romain
Pache, ancien directeur des études politiques chez BVA et Louis Harris.
Avec l'abstention qui devrait atteindre un record, les deux favoris ne
représentent plus à eux deux, qu'une minorité des suffrages exprimés,
une très petite minorité des électeurs inscrits. Proches sur tout et radicaux
en rien, si ce n'est peut-être la sacro-sainte lutte contre l'insécurité,
Chirac et Jospin sont dans une position où, plus que gagner, il faut surtout
ne pas perdre. Des accidents anecdotiques comme la gifle de Bayrou ou,
plus grave, la tuerie de Nanterre sont le genre de disruptions qui peut
faire basculer l'élection en poussant à un faux pas, aussitôt exploité
par l'autre. L'hebdomaire libéral anglais déplore cette dérive d'un scrutin
qui pourrait "se jouer sur une gaffe ou sur un sourire de l'un des deux
principaux candidats."
Y'a pas "autre chose" ?
Cyniques, facétieux et insaisissables, les Français ont-ils donc divorcé
de la politique ? N'en déplaisent aux poids lourds du marché électoral,
ce n'est pas si sûr. "Les Français ne rejettent pas la politique mais
les thèmes, le spectacle, les moeurs du personnel politique. Ils ont le
sentiment que la classe politique ne parle pas le même langage qu'eux,
ne partage pas les mêmes préoccupations qu'eux." précise le politologue
Pascal Perrineau, dans une interview à Libération aujourd'hui. Désinteressés
du grand cirque présidentiel, les électeurs aspireraient à "autre chose".
Et cet autre chose ne commence-t-il pas par les candidats différents,
si peu matures, si groupusculaires, si inconnus et extrémistes ? Les Christiane
Taubira, Corinne Le Page, Jean Saint-Josse, Daniel Glückstein et autres
Olivier Besancenot, du haut de ses 28 ans, pour ne parler que de ceux
qui ont eux les 500 signatures, renouvellent à leur manière les thèmes,
les enjeux et les façons de faire de la politique. Un peu. La classe politique
française détient le record de vieillesse en Europe et les 18-34 ans sont
plus nombreux que la moyenne à ne pas encore être sûrs de leur choix pour
le premier tour : 65 % contre 46 %. Ces derniers ne se passionnent pas
pour un duo de grands candidats qui voudraient faire passer leurs désaccords
de gestion pour un grand affrontement idéologique. Dans la "nouvelle politique",
comme l'appelle Pascal Perrineau, les citoyens aspireraient à plus de
modestie, plus de concret, et à des projets à moyen terme. Cette politique-là
ne vit pas dans les grands partis et germe aussi dans les associations,
les ONG et les inititatives locales. Elle a aussi pointé le bout de son
nez dans le fameux mouvement contre la mondialisation libérale, né il
y a moins de 3 ans, un des rares phénomènes politiques d'ampleur et nouveau
à avoir émergé depuis longtemps. Et qui, lui aussi, ne cesse d'énerver
les analystes par son indécrottable incohérence et son dynamisme bordélique...
Franchement, je vois pas...
A la veille du premier tour, que fera donc l'électeur ? Celui qu'on prend
pour un désabusé n'est-il en fait que trop naïf, lui qui attendait bêtement
que la campagne soit un vrai moment de politique ? Comme le Financial
Times, il regrettera que le débat tant attendu n'ait pas eu lieu : "Le
monde extérieur a à peine été mentionné. L'avenir de l'Europe n'a pas
été débattu. Les réformes structurelles n'ont pas été débattues." Comme
le quotidien libéral anglais, il aurait peut-être aimé qu'on se penche
sur "les mérites comparés de l'économie de marché et de l'étatisme protecteur."
Quand l'horizon se résume pour certains à des slogans incantatoires casés
dans un coin de programme, "socialiser la mondialisation", "civiliser
la mondialisation", il cherchera le changement politique parmi les candidats
qui se présentent à lui ce dimanche. Espérons qu'il trouve. Ce matin,
l'aspirant premier ministre Nicolas Sarkozy s'exprimait dans le Parisien
: "Prendre parti dans le conflit Messier-Lescure n'est pas le rôle d'un
homme politique. En quoi la politique est-elle concernée par un conflit
entre un manager et un actionnaire ?" Parce que tout est politique.
|