Voter
utile, à quoi ça sert ?
par Caroline
Cordier - publié le 17/04/02 - Réagir
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Dispersion, éparpillement, volatilité... Contre ces
maux, tous appellent l'électeur à "voter utile". Mais que peut-on attendre
du premier tour ? Une surprise ?
"Votez utile !" Ce n'est pas le slogan d'une association
citoyenne mais bel et bien leitmotiv d'un grand nombre de candidats ces
derniers jours. Gros ou petits, favoris sortants ou outsiders révolutionnaires,
les prétendants à l'Elysée se sont rejoints sur une expression, quitte
à en brouiller sérieusement la définition traditionnelle.
Message subliminal
Voter utile, c'est voter PS ! C'est bien sûr ce qu'a défendu le candidat-Premier
ministre lors d'un meeting à Bordeaux le 11 avril, comme le note la journaliste
du Monde Ariane Chemin : "Jospin voulait mobiliser. Sans jamais évoquer
le terme - blessant pour les alliés de la gauche plurielle - d'un 'vote
utile' pour le PS au premier tour, le candidat a expliqué qu'il fallait
'préparer la dynamique' du 21 avril : 'Nous allons, comme nous l'avons
fait en 1995, créer la surprise du premier tour. Mais, cette fois, la
gauche est prête. Oui, je pense que le temps de renouer avec la victoire
est venu parce que la gauche s'est reconstruite, parce que la droite renoue
avec les promesses contradictoires'." Pour faire passer le message de
l'utilité du vote socialiste, le candidat a évoqué 1936, 1981 et opposé
la "gauche réelle, celle qui accepte les responsabilités politiques" et
la "gauche protestataire". Même injonction aux électeurs le 15 avril au
Havre lors d'un meeting animé par François Hollande et Laurent Fabius.
Derrière certaines déclarations, l'inquiétude perce. Le ministre de l'Economie
a mis en garde contre l'abstention, la dispersion et la confusion, estimant
que "le deuxième tour se joue trés largement dès le premier". Le premier
secrétaire du Parti socialiste a renchéri : "Le 21 avril, c'est le premier
tour d'une élection présidentielle et non d'une élection préférentielle.
Il s'agit collectivement de choisir le prochain chef de l'Etat." Pour
les spectateurs qui n'avaient pas retenu le message, des militants se
chargeaient à la sortie de le rappeler une dernière fois avec un tract
: "Ne laissez pas les autres décider pour vous. Dès le 21 avril, votons
Lionel Jospin." L'expression "vote utile" n'était toujours pas prononcée.
Utilité plurielle
A droite aussi, l'appel est lancé. "Pour nous, il est très important de
faire le meilleur score possible au 1er tour, a ainsi déclaré Nicolas
Sarkozy sur Radio J le 14 avril. Notre capacité à rassembler au 2ème tour
sera fonction du résultat du 1er tour". Electeurs, votez utile pour préparer
le second tour...", poursuivait l'aspirant premier ministre, tout en évitant
le mot "utile", qu'il dit ne pas apprécier. Rien que de très normal par
rapport au passé : les mieux placés pour remporter cherchent à asseoir
leur domination et le premier tour sert d'échauffement. "En 1981, le vote
utile avait fonctionné. Les électeurs s'étaient mobilisés au premier tour
pour François Mitterrand, dans l'idée de battre Giscard" indique Eric
Dupin, journaliste et analyste politique. En effet, le 26 avril 1981,
le Président sortant avait obtenu un peu plus de 28 % des voix quand le
candidat socialiste atteignait le score de 25,8 %. Les deux "gros" pesaient
alors plus de la moitié des bulletins exprimés. Aujourd'hui, la nouveauté
vient du fait que l'appel au vote utile n'est pas l'apanage des candidats
de second tour, mais est lancé par des "second rôles" voire des "figurants".
"C'est la première élection où les petits candidats revendiquent ce vote
utile. La notion a changé. Le vote utile traditionnel ne jouera que pour
les électeurs, probablement peu nombreux, qui voteront Jacques Chirac
par rejet de Lionel Jospin ou Lionel Jospin par rejet de Jacques Chirac.
Aujourd'hui, il y a une utilité plurielle, on peut 'voter utile' pour
un petit candidat, l'électeur veut faire passer un message" explique Eric
Dupin. Le premier tour est donc détourné de sa fonction originelle de
sélection des deux principaux présidentiables, pour constituer un panel
des sensibilités et affinités politiques. L'inverse du vote utile, en
quelque sorte ...
Vote utile, relève le plat
Mais quelle signification les "petits" ou "moyens" candidats attachent-ils
au vote en leur faveur ? Le premier à l'avoir clairement défini est Jean-Pierre
Chevènement. Depuis le début de sa campagne en septembre dernier, le chef
du Pôle républicain affirme "être le seul capable de sortir les sortants".
Sa démarche ressemblait néanmoins, alors qu'il était au plus haut dans
les sondages, à celle d'un présidentiable plus qu'à celle des "protestataires".
Ceux-là seraient plutôt les défenseurs d'enjeux plus catégoriels ou précis,
comme l'environnement pour Corinne Lepage, le chômage pour Robert Hue,
la classe ouvrière pour Arlette Laguiller ou la chasse pour Jean Saint-Josse,
qui a même affirmé plusieurs fois qu'il ne se présentait pas pour être
élu. Ainsi, Corinne Lepage, candidate de Cap 21, a déclaré le 15 avril,
"Voter pour moi, c'est un vote utile, c'est permettre au seul candidat
qui défend réellement l'environnement et la citoyenneté de pouvoir être
présent au centre de l'échiquier politique". Pour les communistes, il
s'agit d'influer sur un éventuel nouveau gouvernement de gauche plurielle.
Le 11 avril au Zénith, Marie-George Buffet, ministre de la Jeunesse et
des Sports, a déclaré que "voter Robert Hue, c'est voter utile pour que
la droite soit battue et que la gauche retrouve des couleurs". Le candidat
communiste a lui même précisé cette "utilité" de voter communiste le 21
avril : "Le PCF est le seul parti politique à porter concrètement, dans
les luttes et les institutions, les valeurs anticapitalistes. Voter communiste,
c'est éviter que la gauche ne s'enlise dans une politique tiédasse."
Protester utile
Voter utile, ce serait donc aussi peser sur le futur gouvernement. C'est
en tout cas le sens des récentes consignes d'Alain Madelin : "Si vous
voulez les réformes courageuses dont la France a besoin, c'est dimanche
qu'il faut le dire, ensemble. A ceux qui se résignent, à ceux qui sont
tentés par la protestation ou encore par l'abstention, je veux offrir
un vote d'espoir et d'ambition. Un vote utile et constructif." Du côté
de Lutte ouvrière, Arlette Laguiller a appellé, lors d'une réunion à Rennes,
les électeurs à "censurer tous ceux qui représentent le patronat même
si c'est avec des langages différents". La candidate ne parle pas de "vote
utile" et brouille même les pistes un peu plus : "Le vote qui se portera
sur mon nom n'est pas un vote protestataire mais un vote politique." Si
imaginer un vote non "politique" semble difficile, on comprend surtout
qu'Arlette considère le mot "protestataire" comme péjoratif. Que peut
donc attendre l'électeur qui lui donnera sa voix ? Arlette reste mais
évoque l'éventuelle constitution d'un "grand parti communiste" en cas
de "très gros score". Dans tous les cas, la lutteuse ouvrière estime que
"les dés sont pipés, car 60% des gens qui auront voté au premier tour
ne se sentiront pas représentés par celui qui gagnera". Alors, voter au
premier tour, est-ce inutile ?
Une surprise ! Une surprise !
"Il n'y a pas de vote inutile ! Un vote protestataire est politique, tout
vote est politique" estime Romain Pache, ancien directeur des études politiques
de BVA et Louis Harris. Les scores du 21 avril auront quoiqu'il arrive
un sens, comme la probable baisse de légitimité des deux principaux candidats.
Après que les petits candidats se sont longtemps plaints d'une confiscation
du premier tour par les deux sortants, la campagne officielle leur a permis
d'être plus entendus et de monter dans les sondages. Leur poussée constante
s'est effectuée au détriment de Jacques Chirac et Lionel Jospin, conduisant,
selon les termes consacrés à une "dispersion", un "éparpillement" des
votes. Ajouté à l'abstention probablement importante (un sondage CSA-La
Vie des 10-11 avril prévoit 30,5 % d'abstention contre 22 % en 1969, le
précédent record), le phénomène de "volatilité de l'électorat" tel que
l'ont défini les politologues, inquiète les staffs de campagne. Est-ce
la remise en cause du duel annoncé ? La rumeur d'un second tour Chirac-Le
Pen circule... Certains la contestent : "Je n'y crois pas du tout" affirme
Eric Dupin. "Jacques Chirac et Lionel Jospin sont assurés du second tour"
écrit Serge July le 16 avril dans Libération. "Ils y arriveront à genoux,
leur domination partisane sera à la fois reconnue et contestée. Dimanche
21 avril, 20 heures, fin de la proportionnelle des humeurs, place à l'élection
présidentielle proprement dite". Le Monde se penche pourtant aujourd'hui
sur les préparatifs de Le Pen pour... le second tour.
Civique sursaut
Et en matière d'utilité, Le Pen n'est pas le dernier : "S'il doit y avoir
une novation dans la politique française, si l'on veut secouer un petit
peu l'édifice branlant, je crois que je suis le seul capable de réunir
sur mon nom les suffrages nécessaires pour éliminer un des deux [Chirac
ou Jospin] et me retrouver au second tour (...). J'ai de sérieuses chances
d'être en lice si les électeurs des petits candidats comprennent qu'il
faut voter utile", a-t-il déclaré mardi dernier sur France Inter, avant
de rappeler plus récemment qu'il y croyait "dur comme fer". Pour donner
corps à l'intox, son trésorier aurait même prévu un budget de second tour
de plus de 2 millions d'euros. Et la capacité des électeurs à voter inutile
au dernier moment lors des scrutins passés renforcerait encore ce scénario
: Jean-Marie Le Pen rappelle a l'envi on le donnait à 11 % en 1995, alors
qu'il a fini a 15 %. Les derniers sondages, qui ont placé Jospin aussi
bas que 16,5 % quand Chirac plafonnait à 18,5 % entretiennent les rêves
du leader frontiste. L'hypothèse d'un cauchemar suscitera-t-elle un sursaut
civique ? Ou comment voter contre le vote utile de l'autre est aussi un
vote utile... Les politologues ne rappellent-ils pas sans cesse que l'abstention
fait le jeu du FN ? Si cette dernière promet d'être très élevée, c'est
aussi, comme le souligne Romain Pache, parce que "les électeurs se décident
de plus en plus tard, comme on l'avait noté en 1995." A l'époque, le sursaut
de vote utile en dernière minute s'était porté sur Lionel Jospin, arrivée
en tête du premier tour contre toute attente. Selon le sondage réalisé
les 15-16 avril par Ipsos-Le Point-France 2-, 21 % des Français interrogés
ne sont "pas certains" d'aller voter au premier tour. Assez pour battre
tous les autres candidats à plate couture. Voter utile, serait-ce donc
finalement voter tout court ?
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