Logiciel
libre : les politiques s'en mêlent
par Xavier
Molenat - publié le 26/02/02 - Réagir
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Une directive européenne veut autoriser les brevets
sur les logiciels. Ce texte ravive la colère des supporters du logiciel
libre et réveille même les politiques. C'est pas gagné...
L'événement n'a pas fait grand bruit mais pourrait bien
avoir un contre-coup. Mercredi 20 février, La Commission Européenne a
déposé une proposition de directive instituant la brevetabilité des logiciels
informatiques. Motivée officiellement par un souci "d'harmonisation" des
différentes juridictions européennes, ce texte a fait bondir les associations
défendant les logiciels dits "libres", tels que Linux. Dénonçant
"une dérive à l'américaine", elles ont tenté d'alerter les politiques
d'un danger qu'elles sentaient venir de longue date. Vendredi, Jean-Pierre
Chevènement a été le premier à dégainer et à qualifier la directive de
"non-sens économique", coiffant sur le poteau Noël Mamère, pourtant soutien
officiel du "libre" depuis longtemps. Depuis, les autres partis se sont
efforcés de réagir car, on le comprend, l'extension du domaine du brevet
est bien une cause politique....
Copyright
D'un côté, on a les Etats-Unis, empire du brevet et du fameux "copyright".
Sous ce régime, toute "création" dans le domaine logiciel peut être brevetée
par son auteur, que cette "création" soit une innovation technique, une
méthode ou un procédé. Ce qui conduit à une extension considérable du
brevet, puisqu'une simple séquence d'actions logicielles entre dans le
domaine du privatisable. Ainsi, l'algorithme qui fait fonctionner le format
graphique GIF est breveté (par la société Unisys), et son utilisation
par quiconque aux Etats-Unis ouvre des droits à son propriétaire. De la
même manière, British Telecom a pu tenter de revendiquer la paternité
du lien hypertexte, et de s'arroger des droits sur chaque utilisation
de cette technique dans le monde...
Si les ingénieurs et avocats américains sont passés maîtres
dans la pratique du dépôt de brevet comme sport extrême, rien de tout
cela n'existe encore en Europe. Depuis 1973 et la Convention de Munich
signée par 19 pays européens, les logiciels informatiques sont exclus
du champ de la brevetisation, avec d'autres "méthodes intellectuelles"
telles que les découvertes scientifiques ou les créations esthétiques.
La forme juridique qui prévaut ici est le droit d'auteur, qui se contente
d'interdire le simple piratage d'une invention. Un cadre juridique qui
a favorisé l'éclosion de logiciels tels que Linux, que l'on peut se procurer
gratuitement et améliorer à sa guise.
Breveté de fait
Les tenants de ce modèle "logiciel libre", regroupés
dans des associations comme EuroLinux ou l'AFUL (Association Française
des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres (AFUL) craignent que
la nouvelle directive bloque complètement le processus d'enrichissement
et d'évolution qu'elles ont mis en place. Elles critiquent également
le rôle joué par l'Office Européen des Brevets (OEB),
l'organisme qui gère les brevets en Europe, qui a déjà
accordé des demandes concernant les logiciels. Pour les "libres",
l'OEB agit déliberément au mépris de la loi, en contradiction
avec la Convention de Munich, pour arriver à faire reconnaître
le brevet comme pratique "de fait".
Prudent, le texte présenté par la Commission prend soin
de désamorcer les "bombes" potentielles. Les technocrates précisent ainsi
que "pour être brevetable, une invention qui est mise en oeuvre par l’exécution
d’un logiciel sur un ordinateur ou un appareil similaire doit apporter,
dans un domaine technique, une contribution qui n’est pas évidente pour
une personne du métier." Le terme "contribution technique" désigne ici
une "contribution à l’état de la technique dans un domaine technique".
Autrement dit, il serait impossible de breveter une simple méthode ou
un procédé comme aux Etats-Unis. La directive précise également que "l’objectif
est d’atteindre le juste équilibre entre la possibilité d’accorder des
brevets lorsque cela est pertinent, afin de récompenser et d’encourager
l’innovation, tout en évitant d’étouffer la concurrence et le développement
de logiciels libres". En clair : c'est pour votre bien, et celui du marché.
Lobbies
La communauté du libre reste sceptique. Beaucoup pensent que le "brevet"
n'est pas le modèle juridique qui convient aux PME, ne serait-ce que par
le coût prohibitif des démarches de dépôt et les frais juridiques qu'implique
sa défense. Elles mettent en avant les nombreuses études économiques qui
montrent que le système du brevet n'est pas adapté à la production de
logiciels. Le fait que l'Allemagne ait également rejeté, après réflexion,
le modèle du brevet donne un certain poids à leurs arguments.
Mais il y a plus : les supporters du libre pointent les
dysfonctionnements de la procédure qui a mené à cette directive. EuroLinux
rappelle par exemple que la consultation des entreprises concernées, initiée
par La Commission, avait donné un résultat largement défavorable au brevet.
L'association s'étonne également que dans une pré-version de la directive,
qui circulait sous le manteau au format Word, soit inscrit comme "auteur"
Francisco Mignorance, par ailleurs haut responsable de la Business Software
Alliance (BSA), regroupement d'intérêts des plus gros éditeurs de logiciels.
A-t-il rédigé le texte ? Ou plus simplement supervisé sa rédaction ? Si
l'intéressé dément naturellement l'information, elle porte tout de même
une ombre au tableau.
Réveil politique
On le voit, le sujet est politiquement sensible : il s'agit de savoir,
comme pour le vivant, quelles sont les limites de la privatisation et
l'étendue que l'on veut fixer au "bien commun". Dans un domaine aussi
stratégique que l'informatique, la question pèse lourd. On peut donc être
étonné du manque de réactivité des politiques, pourtant bien relayée par
les défenseurs du logiciel libre. Vendredi 22 février, Jean-Pierre Chevènement
a jugé le projet "néfaste". Son comité de campagne précise néanmoins que
"pour l'instant, cette directive n'est qu'un projet présenté par la Commission
Européenne. Il est donc encore possible "de le rejeter, tant au niveau
du Conseil que du Parlement Européen".
Le Parti socialiste, lui, n'a pas réagi officiellement
à la directive. Il avait néanmoins pris position contre les brevets fin
janvier dans un texte-programme qui affirmait en caractères gras que "la
brevetabilité du logiciel doit être refusée" et "les dérives constatées
dans le fonctionnement de l'Office européen des brevets (OEB) combattues".
Pourtant, les alliés de la gauche plurielle critiquent les hésitations
des socialistes : "le gouvernement Jospin a eu une politique attentiste
en ce qui concerne la brevetabilité du logiciel, demandant divers avis
mais se gardant de prendre réellement position. Il a crée L'Agence pour
les technologies de l'information et de la communication pour promouvoir
les logiciels libres dans l'administration, mais son action reste timide
dans l'ensemble" estime ainsi le comité de campagne de Chevènement. Pour
les Verts, c'est un revirement de "circonstances, sans doute dû au positionnement
très clair de Noël Mamère contre les brevets". Opposant de longue date
au brevet, ce dernier préparerait d'ailleurs une réponse "constructive
et argumentée" en collaboration avec les associations, sur cette question
qu'il a "immédiatement liée à celle de la brevetisation du vivant". Une
"question au gouvernement" est également prévu.
Sauvez Billy !
Face à cette contre-offensive, le RPR cherche lui à ménager la chèvre
et le chou : "Notre position est celle du pragmatisme. Rendre les logiciels
brevetables n'empêche pas de continuer à aider et protéger les logiciels
libres. Par contre, empêcher à tout prix le brevet, c'est empêcher aux
gens de créer des logiciels, de créer des emplois et de l'activité. C'est
un peu comme si on avait empêché Bill Gates de créer Windows..." Cette
position "médiane", et pour le moins "économique", est celle défendue
par Alain Joyandet, le "monsieur nouvelles technologies" du RPR, qui a
récemment reçu le président du Syndicat de l'industrie des technologies
de l'information, naturellement favorable à la directive. Voir la communauté
du libre pencher à gauche ne manque pourtant pas d'agacer à droite. "Défendre
le libre, c'est populaire, c'est sympa, mais aussi un peu démago. Il y
a un certain dogmatisme dans la défense du logiciel libre à tout prix",
se plaint-on au RPR. En "off", un membre du staff de campagne de Jacques
Chirac parle même "d'ayatollahs du libre", bien qu'il se sente personnellement
"plutôt proche du concept, en tant que libéral". En fin de compte, tous
les protagonistes de la bataille l'assurent, la guerre n'est pas finie
: "Il y a des divergences entre les partis et il y aura forcément débat
dans quelques mois, quand il faudra transposer la directive en droit français",
résume un RPR. Et avant cela, chacun pourra voter en connaissance de cause.
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